Pourquoi j'écris ?
Reza Ghassemi

 

Le parapluie, le chat et le mur étroit

 

Je n’ai jamais voulu être écrivain. La faute en revient à la vache, et tout a commencé avec une montre de marque « West End Watch ».

J’étais un collégien de quatrième. Un jour, dans un coin de la chambre, assis depuis deux heures devant mon cahier ouvert,  je mordais le bout de mon crayon,  au lieu d’écrire. Mon  père, très attentif à mes études, comprit que j’étais dans un état inhabituel :

-Pourquoi est-ce que tu restes là comme un âne pris dans la boue ?
Je ne savais pas comment un âne reste pris dans la boue, mais en ce qui me concerne, j’y étais pris à plusieurs reprise. Sentant que mon père me comprenait très bien, j’ai pris mon cahier et suis allé vers lui.

Ce jour-là, nous avions une nouvelle matière dont je n’avais même pas entendu le nom. Je savais ce que c’était que faire un devoir ; il fallait mettre un livre devant soi et recopier les pages mot à mot , pas une seule fois, parfois 20 ou 30 fois ! Les mathématiques, je les connaissais aussi ; il fallait déduire ou additionner une chose à une autre. D’ailleurs, est-ce qu’on faisait, dans la vie quotidienne, autre chose que cela? Mais rédiger, écrire  un texte,  c’était une chose inouïe

- Ce n’est rien, dit mon père.

Il disait vrai. Pour lui rien n’était difficile. C’était un ouvrier de la Compagnie nationale du pétrole, et bien qu’il n’ait fait que des études primaires, il avait réussi à fonder le premier club sportif de son village natal ; une sorte de base pour faire avancer ses idées. Entre nous, il était communiste. C’était lui, également, qui à force d’envoyer d’innombrables lettres aux autorités locales ou nationales avait réussi offert à son village l’accès au bureau de poste, et plus tard, à l’électricité; et les hammam moderne , et encore le téléphone. Tout le monde le savait.

Mais le père avait fait aussi autre chose;  personne,  à part moi,  ne le savait. Un jour, j’avais finalement ouvert ce tiroir magique qui était son jardin secret, et parmi les objets mystérieux qui s’y trouvaient, j’ai trouvé un journal dans lequel j’ai mis le nez . Sur la première page il avait écrit : « aucun de mes enfants n’a le droit de lire ceci tant que je serai en vie .»

Oui, pour mon père, écrire, ce n’était rien. Mais, pour moi, écrire c’était obéir. Il fallait qu’on me donne un texte et qu’on m’ordonne de le recopier. C’était la marche à suivre dans tous les domaines de la vie. 

Je lui ai dit: «  Mais, comment écrire ? Il me fallait un exemple! »

- Écris à partir de ta propre pensée, m’a-t-il-dit.

Je l’ai regardé, ébahi. C’était la première fois de ma vie que quelqu’un accordait de l’importance à ce que je pensais.

Il a demandé: «  C’est quoi le sujet » ?

-        «En quoi la vache est-elle un animal utile? », lui ai-je répondu.

-        La vache est un animal très utile, dit-il, écris une par une toutes ses qualités.

Je regardait mon père avec des yeux bovins comme la vache inutile que j’étais.

Qu’est ce que je pouvais écrire? Je n’avais jamais vu de vache de ma vie! Tout ce que je connaissais, c’était les grands tuyaux de transport de pétrole; les machines, les navires et les industries pétrolières .

Lorsque mon père m’a dit que la vache nous donnait du lait,  j’en restai stupéfait. A vrai dire, j’étais le fils aîné, et de mes propres yeux, j’avais vu ma mère nourrir les huit enfants qui était nés après moi, avec du lait provenant d’une boite d’aluminium sur la quelle il était écrit:  « Milk Klim »; une boite dont la forme n’avait aucune ressemblance avec les mamelles d’un animal.

Quelle galère ! Pour la première fois on me demandait de penser ; pire, sur un sujet dont j’ignorais tout ! Et écrire combien ? Une page entière. Tandis que tout ce que je savais de la vache ne dépassait pas une ligne.

Mon père a dû reconnaître dans mes yeux la souffrance des animaux de son village natal; je lui faisais pitié. Il a pris le cahier, a détaché une page et s’est mis à écrire. Dans le silence, je regardais ses sourcils froncés, sa main qui glissait de droite à gauche, et une fois arrivé à la fin de ligne, descendait avec fermeté. Dans ce silence mystérieux de la chambre, le bruit du glissement de la plume sur le papier était un événement inconnu. A mes yeux, mon père avait pris la dimension d’un dieu qui à partir de rien créait quelque chose. Un quart d’heure plus tard, il a jeté le papier devant moi : - Maintenant, recopie tout cela dans ton cahier.

La classe était plongée dans un profond silence. Le texte que j’avais lu n’avait rien à voir avec les charabias des autres. Le professeur  est venu doucement vers moi. Jusqu’alors personne ne m’avait offert dans son regard autant d’admiration que le professeur ce jour-là. Petit à petit, j’en venais à croire que ce texte était vraiment de ma plume.
Le professeur, doucement, a mis la main dans sa poche et a sorti une montre « 
West End Watch » : une récompense pour le beau texte que vous avez rédigé. Puis, se tournant vers les élèves :  Applaudissez-le.

 je ne me suis pas évanoui. Mais, dans une telle situation, il eut été normal de s’évanouir. Parce que le prix d’une montre était dix fois plus élevé que celui d’un parapluie que j’avais désiré toute ma vie et que personne ne m’avait acheté. Pour la simple raison que , à peine avais-je ouvert le premier parapluie de ma vie, qu’un vent violent me l’avait arraché  des mains, l’avait envoyer contre un arbre, et avait emporté sa carcasse brisée de sorte que, des années après, j’ai encore l’impression que, quelque part dans ce monde, le vent emporte encore mon parapluie.

Ce jour–là, ce professeur, pour moi, a pris une dimension divine  ; il est devenu à mes yeux une idole, un modèle, des années durant, de gentillesse et de sagesse. Jusqu’au jour où son image s’est brisée, et avec elle quelque chose en moi s’est cassé à jamais.
Ö la montre « West End Watch »  ! Tu a changé le cours de ma vie. Tu m’as obligé à penser au prochain sujet, avant que le cours ne se termine. Tu m’a obligé à travailler toute la semaine sur la nouvelle rédaction au détriment des mathématiques et des autres devoirs, dans l’espérance que cette fois-ci, en récompense, le professeur  m’offrirait un parapluie.
Pas de récompense. Mais à chaque fois qu’il pleuvait, et que j’arrivais tout mouillé à l’école ou à la maison, je pensais à écrire une chose qui serve de parapluie à mon existence balbutiante.

Un jour, en plein milieu du cours de science, le concierge de l’école a ouvert la porte. Il m’a regardé, a chuchoté quelque chose dans l’oreille du professeur, lui a donné un mot. Il n’y a jamais de bonnes nouvelles dans le chuchotement  ; il diffuse quelque chose dans l’air qui est la substance même de l’insécurité.

Le professeur m’a appelé. Un abîme s’est creusé en moi. Le concierge m’a pris la main et on est sorti. Le couloir était plus sombre et plus silencieux que d’habitude. On a tourné à gauche. Dans le cadre de la porte de bureau le visage du directeur est apparu, puis celui de quelques élèves des cours supérieurs, debout en rang;  tous pâles et terrifiés. Quelque chose me reliait avec cette ligne terrifiée et en désarroi. Pendant un court instant, j’ai senti que je n’étais pas seul dans ce malheur dont je ne connaissais pas la nature mais dont la présence était visible dans chaque atome de l’air.

On est entré dans le bureau. Un silence lourd m’a cloué au sol. Le directeur m’a regardé sans un mot. Il n’y avait nul parapluie me protégeant de son regard . Il s’est retourné doucement vers l’autre coin de la chambre, une paire de lunettes noires silencieuses sur un visage de pierre. Ce qui rend mystérieux le silence de celui qui t’a convoqué, c’est le funeste

destin qu’il t’a réservé. Il y avait dans ce silence une froideur extrême, et nous avons attendu que d’autres élèves rejoignent notre cortège tremblant. Finalement, le visage de pierre aux lunettes noires a ouvert la bouche : «  Allons-y ! »

Où allions nous ? Quelle question bête ! Quiconque va, sait très bien où il va. La peur du lieu se déclenche lorsque qu’on t’emmène! Où nous emmène-t-on, alors ?

Une vaste rue partageait la ville en deux : d’un côté il y avait les maisons des ouvriers, et de l’autre, les maisons des fonctionnaires et des hauts responsables de la ville. Un terrain de foot, séparait parfaitement bien les deux parties. La voiture qui nous transportait tourna vers la zone verdoyante des fonctionnaires. Comme l’accrochage d’un aveugle à la lumière, je m’accrochais à tout ce qui se passait dans ma tête pour projeter un peu de la lumière sur le destin qui nous attendait. Je voyais le visage de mon père qui paraissait soucieux et tendu depuis une semaine. Une petite tache de la lumière tomba sur un journal qui était devant lui. Le père était assis sur le tapis. La tête prise entre les mains, il regardait le journal. Personne n’osait lui poser de questions. Du coin de l’œil je l’avais observé. Sous la force du regard fixe de mon père, le grand titre de journal était en train de s’écraser : «  les Islamistes qui ont assassinés le premier ministre ont été arrêtés . » Je me suis souvenu de la nuit où il avait pleuré jusqu’au matin en demandant à Dieu de lui pardonner. Lui qui était si grand et avait tant d’autorité ! qu’est-ce qui s’était passé ? De quel pêché voulait-il se racheter ? je n’ai jamais compris. Tout ce que je sais c’est que dès le lendemain, un grand poster d’un ayatollah barbu est apparu sur le mur de notre séjour. Sous la photo, il y avait écrit : « le grand chef des musulmans du monde, ayatollah Khomeini »  .

Avec l’apparition de cette photo, ce père qui en chantant des chansons gaies jouait avec nous, a quitté notre maison. A sa place, est arrivé un homme barbu et rébarbatif qui nous donner sans arrêt des conseils religieux, et où qu’il mettait les pieds, donnait l’ordre d’éteindre la radio.

La voiture qui nous transportait tourna vers une rue au bout de laquelle il y avait un pavillon dont personne ne parlait qu’ en chuchotant. Involontairement, je me suis tourné vers l’élève qui étais assis à côté de moi. Il m’a donné un coup de coude.

En traversant la  pelouse , on ramassait la peur, brin par brin , pour l’a nouer ensuite à l’obscurité angoissante du couloir du pavillon. Le visage de pierre nous a dirigé vers le bureau du commandant. Quelle joie de voir que le professeur était déjà là. Le colonel n’était pas dans la chambre, mais le professeur, parfaitement serein, était assis sur une chaise, tout près de bureau. Alors ! ce gentil professeur, idole de ma vie était donc venu pour étaler le parapluie de sa protection sur un « génie de la rédaction », le plus petit membre de ce cortège pâle et tremblant !

Ca c’est  commencer par la fin du cortège. Nous étions débout par ordre de taille, et moi, le plus petit, j’étais à la fin. Des étincelles jaillissaient de nos joues rouge, au moment où frappait la main lourde et musclée du colonel : «  fils des putes, qui vous a ordonné de mettre le pied dans la mosquée ? »

Au moment où la peau de mon visage brûla, aucun parapluie ne me protégeait de la solitude et du mépris. Je regardais le professeur. Il était toujours assis sur sa chaise, toujours serein. Il m’a regardé. Ses yeux, comme deux billes de verre était vides de toute pitié. Un instant ses lèvres s’écartèrent. L’éclat dégoûtant de sa dent en or détruisit quelque chose en moi. Comment ne l’avais-je pas vue pendant tous ces années ? Tant d’années où, pendant le cours, il avait parlé, ri, sans que jamais je ne vois l’éclat de sa dent en or. Il l’avait sans doute déjà, mais c’est justement à cet instant-là que je devais la voir. Comme le point final, incandescent, de la vie d’un dieu.

Suite à cette même gifle, les jeunes élèves croyants qui, tout au long des nuits sacrées, une fois la lumière éteinte, entonnaient, dans l’obscurité du dôme, les textes qu’ils avait rédigés sur le martyre des Imames, promirent de ne plus mettre le pied dans la mosquée et retrouvèrent la liberté. Mais pour recevoir une plus grande gifle, je devais attendre encore quelques années .

En été , la chaleur et l’humidité dépassait la limite du supportable. Les femmes dormaient dans les cours, et les hommes installaient leurs lits en dehors de la maison, dans la rue.  Entre les pâtes des maisons il y avait d’immense espaces vides livré au désert. Lorsque la chaleur devenait étouffante, des lits gagnaient  du terrain dans les espaces vides. Au matin, s’il y avait du brouillard, on ne voyait de cette foule endormis dans le désert, qu’une main, un pied ou une tête surgis de la blancheur des draps et du brouillard. C’était comme un cauchemar. Il nous faudrait attendre encore quelques années et une guerre pour revoir ces même têtes, bras et pieds, plongés dans le sang et la blancheur des linceuls.

Une nuit d’été où la chaleur et l’humidité avait brouillé jusqu’au clair de lune, ce professeur  passa dans notre rue. Cela faisait des années que je ne l’avais pas vu  ; pour être franc, je l’évitais. Il avait bu de l’alcool. Il titubait et il avait l’air en forme. On ne pouvait pas s’ignorer. Il est venu vers moi. On étaient tous les deux mal à l’aise. Il s’est assis au coin du lit. A cette époque ; j’avais dix sept ans. j’était un lycéen et lui, le directeur de l’école. Ma première pièce de théâtre avait été publiée un mois plus tôt, et, dans une petite ville comme la mienne, ça ne pouvait pas rester inaperçu. Lorsqu’il m’a dit qu’il avait lu ma pièce, j’ai répondu : « C’est le résultat de votre montre West End Watch . »

Il s’est tu d’une manière mystérieuse. Tout comme la chaleur et l’humidité, les atomes tendus de  l’intranquillité nous avaient encerclés. J’avais le coeur  serré. J’avais le sentiment d’être trahi. Je n’ai pas pu me retenir : « Au lieu de les lire à la mosquée, lui ai-je- dit, maintenant, je publie mes textes dans les revues littéraires. J’espère de ne plus recevoir de gifle, au moins, pour ce genre d’activité. »

- Je ne comprends pas de quoi tu parles, m’a t-il dit.

- L’école, ai-je répondu, c’est une période étrange de la vie des jeunes. On a peur de  certains prof, on en hait d’autres, on en adore d’autres. Je vous adorais. Je m’attendais pas à vous voir la-bas.

- Je jure au Fatima la fille du prophète, dit-il, que je ne suis pas de SAVAK (service secret de police de Shah d’Iran)

Quelle mesquinerie dans ces mots. Il ne restait plus rien de ce dieu de papier.

- Que faisiez-vous alors, lui ai-je-dit, dans le bureau du  colonel, ce jour-la  ?

- On est de la même famille, me dit-il, j’étais allé le voir.

C’était inutile. Pourquoi le détruire davantage ? Pour le faire avouer ? n’était-ce pas la même chose que la SAVAK faisait avec les autres ? J’ai essayé de changé le sujet : « En tout cas, je vous remercie beaucoup pour la montre. »

Un court instant, j’ai vu dans ses yeux le même éclat que le jour où j’avais lu ma première rédaction. Mais il y avait dans l’air une ambiance funeste qui s’emparait de tous les atomes du claire de lune. Il se leva. En même temps qu’il me serrait la main, il dit : « C’est ton père qui avait acheté cette montre ! Il m’avait demandé de te la donner une fois ton texte lu. »

Au font de la rue, il tourna à droite et disparut dans la poussière humide de la nuit. Écrasé par le coup, je m’allongeai sur mon  lit. Savait-il que ce texte –là était, également, l’œuvre de mon père ? Je regardai le ciel. Là aussi, dans l’espace sombre entre les étoiles, quelque chose était détruit. Je me suis levé. J’ai regardé au fond de la rue, là  où le professeur avait disparu dans la poussière de la nuit. Quelle différence? Ce professeur qui avait été, un jour la gentillesse par excellence , tout comme ce père très gai, tous deux avaient disparus des années auparavant. Je regardai le désert, les silhouettes terrifiantes des lits chassés, par la force de la chaleur et de l’humidité, aux confins de ce désert ; je regardai la blancheur des draps, la foule endormie, on aurait dit un spectacle de génocide . je me suis allongé encore une fois sur le lit. Je me souvenais de la nuit où, en profitant de l’absence de mon père, j’étais allé vers ce tiroir magique. Dès qu’on l’ouvrait, une parfum singulière en émanait. Tous ces objets qui s’y trouvaient avaient un mystère que j’allais mettre des années à découvrir. Tout comme ce fameux journal, l’autobiographie de sa jeunesse, que je n’avais pas le droit de lire. Je l’ai ouvert. Toute la nuit je l’ai lu en pleurant. D’un bout à l’autre le récit des rêves qui étaient partis en cendres ; comme le rêve de devenir écrivain. Pour réaliser ce rêve, il était allé jusqu’à  imprimer son journal. Imaginez ; il y a 50 ans, dans une petite ville comme la mienne, où il n’y avait pas ni imprimerie, ni bibliothèque ni libraire, mon père avait dans son tiroir un livre imprimé avec une belle couverture. Un livre publié en un seul exemplaire !

Si je suis devenu écrivain c’est par suite du complot d’un père qui lui même n’avait pas besoin de comploter pour devenir écrivain. Mais la grande défaite de cet homme dont toute la vie a passé dans une intonation apocalyptique, ce n’est pas son propre échec dans l’avenir de l’écriture, c’est ma réussite ! Il avait préparé ce complot au moment où il était athée, mais le résultat est arrivé au moment où son grand rêve ce n’était plus de me voir écrivain, mais ayatollah ! N’étant pas arrivé à me convaincre, il disait : « au moins poursuis des études de médicine ».

Pendant un an, je lui ai menti. Il croyait que je faisais des études de médicine. Le soir où il a compris que je faisais du théâtre, il a pleuré jusqu’au matin. Il disait avec beaucoup de regret que son fils était devenu un Motreb. Le pauvre ne savait pas qu’un an plus tard, son fils commencerait aussi des études de musique!

Maintenant, j’écris sans avoir aucun rêve. J’écris pour oublier qu’écrire c’est un destin que mon père avait écrit pour moi. Contre ce destin, je me suis révolté de manières différentes. A l’âge de 20 ans, j’ai arrêté d’écrire. Trois ans entières, je ne lisais ni écrivais un mot. Je regardais la télé même lorsqu’il n’ y avait plus de programme et je lisais les journaux, y compris la rubrique des annonces de décès. Jusqu’à cette nuit d’hiver où une main invisible m’a pris le cou, et m’a sorti du lit. Il était minuit. J’étais allongé à côté de ma femme mais les cris érotiques de deux chats m’empêchaient de dormir. Je croyais qu’ils étaient en rut. Il a fallu encore quelques années avant que je ne comprenne que lorsque deux chats se croisent sur un mur étroit, l’un doit se retirer pour laisser passer l’autre. Et comme aucun des deux ne veut céder, alors, le conflit dure jusqu'à ce que l’un vient au bout de l’autre .

Cette main invisible, à quel chat de mon âme appartenait-elle?

J’ai pris la plume. La pièce intitulée «  des lettres non datées…» est le fruit de ce soir- là. Mais ces deux chats- là, des années durant , encore se sont croisés sur un mur étroit. Donc, je me suis révolté contre ce destin infligé d’une autre manière : j’ai commencé à me déchirer entre différents métiers : jouer de la musique, composer des chansons, écrire des pièces, les mettre en scène… Je ne peux pas dire que c’était nul. Par rapport aux écrivain de ma génération , je suis celui qui a écrit le moins.  Mais cela fait quelques années que j’ai accepté mon destin.

Si la peur est la conséquence de l'ignorance , je dois dire qu’ écrire est un parapluie sous lequel je me sens en sécurité. C’est un parapluie sous lequel la réalité se met à nue. Pendant 34 ans cette montre West End Watch et ce livre du père étaient deux réalités différentes , sans aucun rapport entre eux( le montre était le signe de goût et de l’initiative d’un père qui suivait du près le progrès de son fils, et le livre était le témoignage d’un homme talentueux qui, dans un environnement convenable aurait pu, peut-être, devenir un grand écrivain). C’est exactement au moment d’écrire ces lignes-là que je découvre un rapport entre ces deux choses différentes. C’est à dire entre la montre et le livre. Une découverte qui me conduit vers une autre réalité ; cette réalité angoissante que toute mon existence n’était pas autre chose que le chant de guerre, une guerre  entres les différent rêves de mon père. Une guerre dans la quelle le vainqueur et le vaincu ne sont qu’ une seule personne : mon père lui même. Dans une telle situation, si il y a une chose de rassurante, c’est que parmi toutes les choses qui sont à jamais perdues, ce parapluie perdu, c’est, peut être, celui même sous lequel je me sens actuellement en sécurité. C’est ça, pour moi, écrire.

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